Blockchain : quel impact pour les smart contracts sur le Droit ?

Blockchain : quel impact pour les smart contracts sur le Droit ?

Le "Rapport de mission sur l'état des lieux de la blockchain et ses effets potentiels pour la propriété littéraire et artistique" a été publié le 21 février dernier et fait état d'un certain nombre d'observations et de recommandations, notamment concernant les smart contracts ("contrats intelligents") qui concernent le Droit dans son ensemble.

Ce Rapport remis par Jean-Pierre Dardayrol et Jean Martin au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) - organe chargé de conseiller le ministre de la Culture en matière de propriété littéraire et artistique - était très attendu compte tenu de l'importance grandissante de la blockchain. Le Rapport indique néanmoins que pour certains observateurs avisés, tels que le cabinet de conseil américain Gartner, les attentes économiques seraient exagérées.

 

Pour ceux qui auraient échappé à ce phénomène au cours des dernières années, la blockchain ou "chaîne de blocs" est, selon la définition du site Blockchain France, "une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle."

 

Au sein de la blockchain, on retrouve ce qu'on appelle communément des smart contracts, qui sont des contrats intelligents sous forme de programmes informatiques autonomes qui exécutent automatiquement des conditions définies préalablement. Si la condition prévue est vérifiée, alors la conséquence prévue en adéquation s’exécute.

 

Les assurances, principal secteur impacté par les smart contracts ?

 

Sans surprise, le Rapport énonce que l'un des principaux secteurs qui pourrait être directement intéressé par cette automatisation des contrats serait le secteur de l’assurance. Indéniablement, le fait qu'un programme informatique réagisse automatiquement à l'activation d'une condition correspond à l'essence même des contrats d'assurances.

 

En effet, le contrat d’assurance est un contrat conclu entre deux parties, l’assureur et l’assuré, par lequel le premier s’engage en contrepartie d'une prime à payer une indemnité au second en cas de survenance d’un événement défini au contrat. Il peut donc apparaître fort utile que le contrat d'assurance s'exécute automatiquement dès que l'événement survient et que la condition liée à l'indemnité est remplie.

 

Si ce recours semble être séduisant, notamment en cas de survenance de catastrophes naturelles, les auteurs du Rapport pointent néanmoins la difficulté d'appliquer les smart contracts sans aucune analyse et précisent que : "l'intervention d'un "oracle" chargé de renseigner la réalisation de cette condition, sera nécessaire pour faire le lien entre monde physique et blockchain."

 

Par ailleurs pour les événements liés à une intervention humaine, il est de toute évidence particulièrement compliqué d'appliquer des smart contracts sans tenir compte des éléments liés à l'appréciation ou l'imprévisibilité des comportements humains, qui sont par nature non programmables.

 

Voilà pourquoi le Rapport précise que les smart contracts semblent être davantage applicables aux problématiques juridiques relatives aux objets.

 

Des smart contracts particulièrement adaptés aux objets connectés

 

De plus en plus d'objets connectés occupent ou sont amenés à occuper notre quotidien. Parmi ceux-ci, le véhicule autonome tient une place particulièrement importante et fait souvent l'objet de nombreuses interrogations, tant ses implications pourraient être importantes dans la société.

 

Jean-Pierre Dardayrol et Jean Martin évoquent dans leur Rapport la possibilité qu'un véhicule autonome puisse à l'avenir : "se faire servir par une pompe à essence, avec un smart contract déclenchant le paiement lorsque le réservoir est rempli."

 

Les auteurs du Rapport vont même plus loin en émettant l'hypothèse de véhicules de location qui pourraient littéralement s'autogérer grâce aux smart contracts. Ainsi, ces véhicules pourraient se proposer en location aux particuliers, réceptionner des paiements, commander et réceptionner des fournitures ou  des réparations.

 

La même hypothèse est évoquée concernant les appartements de location, qui pourraient également se gérer de manière autonome.

 

On imagine aisément le désarroi des hôteliers face à l'éventualité d'une telle concurrence, tout comme on imagine également celui des chauffeurs de taxis et VTC face aux véhicules autonomes. La "destruction créatrice" inhérente à tout cycle d'innovations, dont parlait Schumpeter, ferait forcément quelques perdants.

 

Les autres utilisations potentielles des smart contracts

 

Parmi les autres utilisations envisageables de smart contracts mentionnées dans le Rapport remis au CSPLA, il est notamment fait état de leur potentiel recours par les sociétés de paris sportifs. La réalisation de la condition entraînant automatiquement la transaction financière correspondante.

 

Si les utilisations de smart contracts sont aujourd’hui pour la plupart au stade de projets, une a déjà été testéeavec un succès néanmoins relatif.

 

Il s'agit de la mise en place d'Organisations Autonomes Décentralisées (Decentralized Autonomous Organizations, communément appelées DAO), qui consistent en "un fonds d'investissement dont les règles de fonctionnement (vote sur les projets d'investissement, reversement des dividendes, etc.) ont été automatisées et inscrites dans la blockchain", avec des chaînes de smart contracts reliées aux différents contributeurs/bénéficiaires.

 

Comme l'indique le Rapport, une start-up avait réussi à lever des fonds à hauteur de 55 millions de dollars grâce à ce procédé. Cependant, le tiers de cette somme a été dérobé suite à l'exploitation d'une faille dans le code du smart contract, ce qui conduit notamment les auteurs du Rapport à observer que l'usage de ce procédé "doit être abordé avec la prudence habituelle à ce type de systèmes d'informations."

 

Jean-Pierre Dardayrol et Jean Martin estiment par ailleurs que ce procédé de DAO pourrait être utilisé à l'avenir dans les industries culturelles pour le financement participatif (crowd funding) avec, en contrepartie pour les contributeurs, "la réversion automatique de "dividendes" ou de copies de l'œuvre grâce à un smart contract."

 

Des sociétés de gestion collective telles que la SACEM, ainsi que des start-up qui souhaiteraient les court-circuiter ou les supplanter, se montrent particulièrement intéressées par ce procédé qui permettrait l'automatisation de la collecte et du reversement des droits d'auteurs et droits voisins.

 

Les problématiques juridiques liées aux smart contracts

 

De nombreuses questions se posent quant au régime juridique applicable à la blockchain, et aux smart contracts en particulier, comme cela avait déjà pu être le cas concernant l'avènement d'internet et du e-commerce il y a une vingtaine d'années.

 

On peut aisément imaginer le trouble qui règnera dans différentes situations par rapport à la loi applicable, la juridiction compétente, ou plus encore, la validité du smart contract au regard du Droit.

 

Qu'en serait-il par exemple du consentement des parties, de leur capacité à contracter, du contenu licite et certain du contrat qui sont exigés par l'article 1128 du Code civil ?

 

Les auteurs du Rapport évoquent la possibilité pour le juge de prononcer la nullité d'un smart contract litigieux a posteriori, mais constatent que cela serait en contradiction avec le grand principe d'inaltérabilité de la blockchain, sans compter qu'il n'y a en principe pas de tiers de confiance dans la blockchain et que la légitimité du juge pourrait être discutée.

 

Et quand bien même les juges auraient prononcé la nullité d'un smart contract, une autre interrogation se poserait. Comment assurer la force exécutoire de la décision de justice ?

 

Laurent Syda
Juriste en droit des affaires