Délocalisation des services juridiques : le statut des juristes peut-il changer la donne ?

Délocalisation des services juridiques : le statut des juristes peut-il changer la donne ?

L’Association française des juristes d’entreprise et le Cercle Montesquieu s’inquiètent de l’exclusion des juristes français dans certaines opérations juridiques d’envergure, dénonçant l’absence de statut particulier et de protection du secret professionnel. Vraie menace ou fausse alerte ?  

 

→ Retrouvez cet article dans magazine Le Grand Juriste Novembre-Décembre 2015. 

« L’absence de legal privilege de nos juristes en France nous contraint parfois à externaliser le traitement de nos dossiers français à l’étranger, particulièrement en Angleterre ». Les propos de Daniel Desjardins, le directeur juridique du groupe Bombardier aux Echos en février dernier, ont mis le feu aux poudres dans un débat vieux de vingt ans. Les entreprises habituées à la mobilité internationale délocalisent leurs services à tout-va. Alors pourquoi par leur direction juridique ? La mondialisation du droit est en cours... aux dépens de juristes français qui tentent de réagir.

 

Les pistes du projet de loi Macron


« Nous demandons des choses indispensables et urgentes pour l’entreprise »[1], lance Stéphanie Fougou, présidente de l’AFJE, convaincue du risque engendré par l’absence de confidentialité dans le quotidien des juristes hexagonaux. Des dirigeants étrangers refuseraient de leur transmettre certains documents y compris lorsque les opérations ont lieu en France, préférant traiter avec leurs homologues anglo-saxons protégés par le secret des affaires. Un contexte de nature à entraîner un effacement progressif du droit français sur la scène internationale.  « Externaliser une direction juridique est facile, et cela se fera de plus en plus si la situation n’évolue pas », s’inquiète Hervé Delannoy, directeur juridique du groupe Rallye, qui craint une perte de compétitivité pour les entreprises tricolores. Fin 2014, le projet de loi Macron a esquissé une solution avec la création du statut d’avocat salarié en entreprise, celui-ci bénéficiant de la sacro-sainte confidentialité des affaires au cœur même de l’entreprise. Une proposition vite abandonnée face au désaccord virulent exprimé par des avocats. De même, l’attribution du legal privilege aux juristes d’entreprise a été exclue.


Des avocats corporatistes ?


Vent debout, les avocats ont rejeté l’idée d’un nouveau statut d’avocat salarié dépendant du secteur privé, revendiquant la nature libérale de leur activité. Une fin de non-recevoir inacceptable pour les juristes. « Certaines institutions représentatives des avocats refusent toutes les solutions envisagées pour améliorer le statut du juriste d’entreprise », déplore Stéphanie Fougou. Même colère chez Denis Musson, le président du Cercle Montesquieu : « Le Conseil national des barreaux s’est opposé à l’avocat salarié en entreprise pour des raisons corporatistes, au détriment de l’intérêt collectif du pays, de ses entreprises et de l’ensemble des professionnels du droit. »[2] Les deux représentants des juristes d’entreprise ont recommandé le boycott des cabinets d’avocats français opposés au projet. Serait-ce un comportement égoïste de la part des avocats craignant que les juristes ne récupèrent leur business ? Pas seulement : selon le Conseil national des barreaux, la reconnaissance d’un privilège de confidentialité aux juristes « ne serait pas de nature à répondre aux impératifs de concurrence internationale et de besoin de protection des entreprises et des particuliers »[3]. Pour ceux qui connaissent l’entreprise, donner le legal privilege aux juristes n’est pas une solution. « Un juriste est amené à soutenir juridiquement l’activité de son entreprise et à conseiller en interne, explique Cécile Dekeuwer, avocate et ancienne responsable juridique chez LG puis Casino. Son rôle n’est pas celui de l’avocat, et le legal privilege n’est pas indispensable à son activité.»[4] Même conclusion de Fabienne Havet, ancienne directrice juridique chez Christian Dior : « L’entreprise sera toujours responsable des erreurs réalisées par ses salariés, confidentialité ou pas pour les juristes. Je ne suis pas persuadée que ces derniers soient prêts à supporter la responsabilité civile inhérente au legal privilege »[5], analyse celle qui porte aujourd’hui la robe et propose un service de direction juridique externalisée aux entreprises. Redoute-t-elle une fuite en avant des directeurs juridiques ? « Ils peuvent travailler à distance. Mais cette question touche surtout les grandes sociétés. Et de conclure : C’est bien de vouloir alerter mais je pense que cela ne concerne que très peu d’entreprises. »


Trouver les bons arguments


En pointant du doigt la délocalisation des services juridiques pour exiger la protection de leur statut, les juristes d’entreprise ne feraient-ils pas fausse route ?  « Je ne vois pas pourquoi les directions juridiques d’entreprises internationales échapperaient à la mondialisation », tweete le bâtonnier de Lyon Pierre-Yves Joly. « Nous attendons des avocats une vision extérieure du marché et de nos juristes une gestion des domaines intégrés, explique Guy Lacroix, le P-DG de Cofely Ineo. Les deux conseils sont différents et complémentaires. » Prévention des risques, analyse des contrats, gestion des opérations… leur mission est indispensable à l’entreprise. Mais s’ils veulent peser dans les prochains débats autour des professions juridiques, les juristes devront s’armer pour faire connaître et reconnaître leur activité. À commencer par une communication efficace. 

 


Capucine Coquand

@CapucineCoquand


[3] Communiqué du CNB, le 30 mai 2015.

[5] Article paru sur Carrières-Juridiques.com, le 23 septembre 2015, Fabienne Havet « Faire appel à un avocat est un investissement pour l’entreprise »