Stratégie et droit : un alliage naturel au service l'entreprise

Stratégie et droit : un alliage naturel au service l'entreprise

Le programme de recherche droit, management et stratégies (Law & Management) de l’Essec codirigé par Hugues Bouthinon-Dumas a pour objectif d’analyser la manière dont les entreprises peuvent tirer avantage des règles juridiques.

 

L’approche défendue par le Professeur Bouthinon-Dumas met en lumière les différences de performance juridique existant entre les entreprises soumises au même système juridique.

Carrières-Juridiques.com. Comment définiriez-vous la notion de stratégie juridique ?

 

Hugues Bouthinon-Dumas. La notion de stratégie juridique renvoie à la manière dont une entreprise mobilise les différentes ressources juridiques à sa disposition pour atteindre un objectif donné. Cet objectif est toujours extra-juridique. On ne fait pas du droit pour le droit. Le droit est un moyen et non une fin. De plus, pour atteindre l’objectif visé, les ressources juridiques, bien qu’essentielles, sont généralement combinées avec d’autres ressources matérielles ou immatérielles (la puissance financière, l’image de l’entreprise, l’existence d’asymétries d’information, etc.). En pratique, la notion de stratégie juridique peut être comprise de deux façons : la première renvoie à l’idée de coup d’éclat, par exemple, un succès judiciaire décisif pour une entreprise. La seconde renvoie à la manière dont une entreprise utilise les ressources juridiques à sa disposition pour satisfaire au mieux ses objectifs économiques. On parle alors de performance juridique.

 

Carrières-Juridiques.com. Ces avantages juridiques sont-ils plutôt pérennes ou éphémères ?

 

H. Bouthinon-Dumas. Si l’on définit l’avantage juridique comme étant le bénéfice procuré par un montage ou une manœuvre juridique particulière, la préservation d’un tel avantage est difficile. En effet, les solutions juridiques innovantes et avantageuses  peuvent être facilement imités dans la mesure où le droit se présente comme un « bien commun » et quelque chose d’intrinsèquement public, non privatisable ou susceptible de faire l’objet d’un monopole d’exercice. A ma connaissance, les États-Unis sont  le seul pays à avoir admis par le passé que des montages puissent être protégés au moyen d’un brevet (1).

 

Et encore, depuis l’adoption du Leahy-Smith America Invents Act (AIA) en 2011 la possibilité de protéger une innovation juridique ou un montage fiscal par le biais de la propriété intellectuelle est définitivement exclue. Par conséquent, faute de pouvoir breveter une stratégie juridique, la protection par le secret reste la meilleure solution. Il ne faut pas oublier qu’une partie des objets juridiques ne sont pas publics. Il en va ainsi de la plupart des pactes d’actionnaires ou des transactions par exemple. La diffusion d’un montage va nécessairement conduire à ôter à ce dernier son caractère d’avantage comparatif. Certains montages, une fois connus, vont susciter une réaction judiciaire, voire législative, ayant pour effet de priver ceux-ci de tout intérêt. Les procédures de régularisation fiscale ont incidemment permis à l’administration fiscale de prendre connaissance de montages qui ont ensuite été expressément interdits.

 

En revanche, si on appréhende la notion sous l’angle de la performance juridique structurelle au sein de l’entreprise, le problème se pose différemment. En effet, dans cette perspective, une entreprise dispose d’un avantage juridique, si elle dispose d’une capacité à coordonner ses ressources efficacement pour faire face à son environnement juridique tout en satisfaisant ses objectifs économiques. Or, une telle capacité dépend largement du degré de sensibilisation des managers et des opérationnels aux problèmes juridiques ainsi que de la qualité des flux d’informations idoines au sein de l’entreprise. Un tel avantage peut être difficile à reproduire pour un concurrent. Il est important de comprendre que la source de la performance juridique ne réside pas seulement dans l’emploi de produits juridiques avantageux, mais plus fondamentalement, dans un savoir-faire juridico-managérial.

 

 

Carrières-Juridiques.com. Pourquoi investir dans la stratégie juridique, quand on sait que d’autres types d’avantages peuvent  être facilement pérennisés par l’entreprise ?

 

H. Bouthinon-Dumas. Certes, les avantages qui sont liés à une utilisation habile du droit peuvent être difficiles à pérenniser, mais, pour une entreprise, investir dans le développement de ses capacités juridiques n’en est pas moins crucial, surtout dans une économie marquée par la mondialisation et la dématérialisation. Le droit apparaît comme un relais de compétitivité lorsque d’autres facteurs de développement ne sont plus disponibles (main d’œuvre bon marché, marché intérieur profond, etc.).

 

N’oublions pas que le droit joue un rôle important dans le processus de création de valeur, car derrière des concepts simples se cachent des mécanismes  déterminants. Par exemple, au cours des années 1990, l’enseigne « Pizza del Arte » a pu être redynamisée grâce à ce que Claude Champaud appelle « l’effet de levier stratégique du contrat de franchise ». Concrètement, l’utilisation novatrice du contrat de franchise a alors permis la transformation de succursales en établissements juridiques autonomes ayant à leur tête des patrons indépendants, directement intéressés à la réussite de l’activité. Cette stratégie de motivation et de responsabilisation  fut payante pour l’enseigne.

 

Par ailleurs, le droit  peut également être la source d’opportunités. C’est le cas lorsque certains secteurs sont dérégulés. Les stratégies qui exploitent ce type d’opportunité sont particulièrement efficaces lorsqu’elles se doublent d’une stratégie de first mover. C’est le cas par exemple, d’entreprises qui anticipent l’ouverture d’un marché à la concurrence (ou la provoque) et s’y positionnent sans attendre sa libéralisation officielle, prenant ainsi de court d’autres entreprises plus légalistes. De même, certaines entreprises peuvent prendre prétexte d’évolutions techniques pour remettre en cause le droit préexistant ou du moins se développer dans la zone grise du droit, en tirant partie de vides juridiques. Ce type de stratégie est d’ailleurs au cœur de l’activité de certaines entreprises du numérique. Associée à une grande puissance financière, ces entreprises mettent parfois les Etats devant le fait accompli, en ayant pleinement apprécié le rapport de force juridique.

 

Carrières-Juridiques.com. L’avantage juridique ferait-il du juriste un partenaire essentiel dansl’entreprise ?

 

H. Bouthinon-Dumas. Dans la mesure où les stratégies juridiques sont la continuation des stratégies économiques par d’autres moyens, on peut considérer qu’elles constituent des éléments de soutien proactif pour la réussite des entreprises. Et les juristes jouent naturellement un rôle déterminant, puisque, comme nous l’avons dit, l’accumulation de ressources juridiques ne suffit pas à obtenir un avantage concurrentiel, il faut en outre  déployer ces ressources efficacement et en bonne intelligence avec les autres départements des entreprises. Signe d’ailleurs de ce que les entreprises perçoivent de plus en plus la dimension stratégique que revêt le droit, les juristes sont de plus en plus nombreux à faire désormais partie des équipes de direction et à être consultés en amont des grandes décisions.

 

Carrières-Juridiques.com. La stratégie juridique semble renvoyer à l’art de vaincre son adversaire sans combattre (2)

 

H. Bouthinon-Dumas. Oui, on peut dire en effet que la stratégie juridique peut effectivement permettre de vaincre un adversaire sans combattre sur le terrain d’affrontement normal qu’est le marché, dans la mesure où, d’une part, elle peut être utilisée pour bloquer l’arrivée de concurrents ou pour déstabiliser un concurrent. Une entreprise peut par exemple introduire une plainte auprès des autorités de concurrence dans le but de nuire à un concurrent en dégradant son image auprès de ses clients ou fournisseurs et en l’obligeant à effectuer des dépenses non productives pour se défendre, ce qui peut lui être d’autant plus préjudiciable qu’elle se trouve dans une situation financière délicate. Pour maximiser leurs profits, les entreprises cherchent souvent à avoir un pouvoir de marché le plus important possible. Or, cet objectif peut être atteint sans nécessairement vaincre ses adversaires, mais, par exemple en coopérant avec eux ou en les évitant. Par exemple, eBay est connue pour avoir su créer un marché autonome en se présentant comme une société de vente aux enchères sur internet, un fait unique à l’époque.

 

Carrières-Juridiques.com. Quelles sont, selon vous, les limites à la mise en œuvre d’une stratégie juridique ?

 

H. Bouthinon-Dumas. Le droit comporte plusieurs instruments visant à remédier à son instrumentalisation ou plus précisément à son instrumentalisation excessive. Les exemples les plus connus sont l’abus de droit ou la théorie de la fraude à la loi.  Les  méthodes d’interprétation utilisées par le juge offrent également à ce dernier la possibilité de corriger certaines interprétations juridiques un peu trop audacieuses. Toutefois, ces outils ne sont pas toujours mis en œuvre. Ainsi, certaines stratégies juridiques parviennent à prospérer en raison du  manque de sensibilisation des juges, de biais cognitifs, ainsi que des contraintes de productivité pesant sur ces derniers.

 

La gestion habile de la différence entre le temps judiciaire et le temps économique peut aussi permettre de bénéficier d’un avantage juridique qui sera finalement neutralisé, mais après avoir produit des effets irréversibles dans l’intérêt de son promoteur. En outre, en raison de leur ambivalence, certains mécanismes juridiques peuvent être mobilisés au service de stratégies opposées. Le droit de la concurrence offre des exemples. Les autorités de la concurrence utilisent la prohibition des abus de position dominante pour sanctionner certaines stratégies abusant des règles de propriété intellectuelle Mais cette  prohibition peut elle-même être instrumentalisée. Ainsi, le refus par une entreprise dominante de donner accès à une ressource ou à une infrastructure peut constituer un abus de position dominante. Cette règle peut donc être exploitée par certaines entreprises dans une logique de passager clandestin pour obliger le titulaire d’une infrastructure à ouvrir l’accès à celle-ci, à des conditions économiques avantageuses.  

 

Carrières-Juridiques.com. Existe-t-il un  système normatif qui favorise la mise en oeuvre de stratégies juridiques ?

 

H. Bouthinon-Dumas. Il existe probablement des systèmes normatifs qui favorisent davantage la stratégie juridique, mais dans la mesure où les normes sont le reflet d’arbitrages entre des intérêts contradictoires, chaque système juridique est porteur d’opportunités juridiques. Il appartient alors au juriste de percevoir, voire pressentir ces opportunités. De plus, il faut avoir conscience que la diversité des systèmes juridiques est en elle-même une source d’opportunités pour les acteurs économiques qui savent en tirer parti, ce qu’on peut par ailleurs regretter.

 

Carrières-Juridiques.com. Comment expliquez-vous que la stratégie juridique soit encore peu enseignée dans les facultés de droit françaises ?

 

H. Bouthinon-Dumas. Les anglo-saxons distinguent le droit des livres (law in books) du droit en action (law in action/in court). Or, le milieu universitaire français est aujourd’hui largement dominé par la première approche, même si le souci de l’application pratique du droit est évidemment présent. La connaissance du droit est bien entendue nécessaire, car elle apporte à l’étudiant les bases nécessaires à sa future pratique professionnelle, mais elle ne doit pas faire oublier que les normes ne sont que ce qu’en font les acteurs. Il faut aussi savoir comment le droit est utilisé. De ce point de vue, l’approche Law & Management est proche de la perspective adoptée par les sociologues du droit. D’où l'importance que nous accordons aux  analyses et retours d'expérience des professionnels qui participent à nos travaux.

 

Carrières-Juridiques.com. Où peut-on se former à l’approche Law & Management ?

 

H. Bouthinon-Dumas. L’approche Law & Management est enseignée en France et aux USA dans certaines business schools. Elle est complémentaire d'une solide formation juridique de base. Il faut évidemment bien maitriser le droit pour faire preuve de virtuosité et en tirer avantage. Enfin, pour les jeunes chercheurs qui seraient intéressés par cette approche, nous sommes prêts à les accueillir, notamment en codirection de thèse.

 

 

Pour en savoir + :

 

  • Livres

 

Les stratégies juridiques des entreprises, A. Masson (éd), Larcier, 2009 ;

 

Stratégies juridiques des acteurs économiques, Hugues Bouthinon-Dumas & Antoine Masson (éd), Larcier 2012 ;

 

Stratégies d’instrumentalisation juridique et concurrence, H. Bouthinon-Dumas, V. de Beaufort, F. Jenny et A. Masson (éd), Larcier 2013 ;

 

Communication juridique et judiciaire, H. Bouthinon-Dumas, N. Cheynel, C. Karila-Vaillant, A. Masson (éd), Larcier 2015.

 

  • Articles

 

« Les stratégies juridiques d’entreprises », A. Masson et M. Shariff, Revue Lamy droit des affaires, octobre 2010, p. 56 à 64 ;

 

« L’approche ‘Droit et Management’ » H. Bouthinon-Dumas et A. Masson, RTD Com, janvier /mars 2011, p. 233 à 254.

 

(1) En effet, à la suite de l’arrêt du 23 juillet 1998 State Street Bank & Trust Co. v. Signature Fin Group Inc ayant validé la possibilité de déposer des brevets sur des méthodes commerciales, le Patent & Trademark Office inclut, parmi ces dernières, certains montages d’optimisation fiscale.

 

(2) Cf. L'Art de la guerre, traité de stratégie militaire de maître Sun Tzu.

 

 

Propos recueillis par DIAGATHE Josué